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En même temps que soi-même...

C’est étrange d’être arrivé en même temps que soi-même. Ça m’a toujours paru bizarre, le fait d’arriver en même temps que ma vie, que ma vie coïncide avec moi. Qu’on soit là au même moment, ainsi rassemblés, pour l’existence. Que notre présence soit au moment même où je suis dedans, complètement, alors qu’il y a des millénaires que ça aurait pu advenir. J’aurai pu arriver en des temps immémoriaux. Rien n’aurait pu coïncider entre nous. Entre moi et ma vie, je veux dire. Car j’ai pas l’impression que c’est pareil, qu’on est forcément décalés, qu’on se parle à distance moi et ce qui se vit à l’intérieur. Comme si la communication était forcément coupée, entre le fait que j’existe et qu’il y ait ce corps qui se balade d’un lieu à l’autre. Même cette bouche qui parle, elle aurait pu s’ouvrir à un autre moment et sortir de n’importe qui. N’importe quel être pourrait être à ma place en ce moment même et moi j’aurais été encore un peu tranquille, attendant je ne sais quoi, la délivrance peut-être ? J’aurais été délivré de quoi au final ? De toute manière j’ai dû m’engager et c’est peine perdue pour maintenant faire machine arrière toute. Je suis cuit. J’existe.

J’en ai mis du temps pour me décider, cela dit. Et il y avait du monde au portillon. On a dû me pousser devant, je n’ai pas voulu entrer vraiment, je stationnais ainsi en moi sans savoir quoi ni qu’est-ce. Avant cela j’ai tout oublié. Ça devait être pareil. La non-vie c’est pareil à peu près avec un peu moins de dérangement sans doute. Je ne peux pas le dire, j’ai pas existé dans la non-vie. Ici j’existe. C’est ça qui diffère. Et différer c’est aussi remettre à un autre temps. Quand on naît on apprend juste à différer. Entre soi et ce qui est. On sait qu’il va s’opérer comme une division. Une opposition. C’est formel. Au premier temps on est comme avant, on n’existe pas. C’est autour que ça existe. J’ai dû rester un peu comme ça, comme au temps du premier état. La nostalgie sûrement. J’ai pas voulu renoncer au premier état, par solidarité. J’ai toujours cette sensation de coton entre les dents. C’est pas si doux au final le coton, quand on l’a dans les dents. On croit que le coton ça vous adoucit la vie, que nenni. Vous voulez croquer du coton, macache, ça crisse ! C’est pire que les ongles sur le tableau noir. Toute la mémoire surgit, c’est ça qui nous donne la sensation d’exister. Portés par les mots, les images, les sons, les odeurs. Emmenés par le tout venant. En somme tout ce qu’on n’avait pas il y a mille ans de ça, voir plus : au temps des premiers humains, ou des dinosaures. Ou même avant : quand la croûte se formait. N’importe laquelle de croûte, cherchez pas. Il a toujours fallu que ça apparaisse. C’est inscrit dans les gênes l’apparition. Dans les gênes du néant même, tout est gravé au marbre. Faut pas chercher plus loin : on devait intervenir à un moment donné, et moi j’ai pris tout mon temps, malgré que ça poussait drôlement derrière. La nature vous pousse au cul, vous avez pas le choix : il vous faut arriver.

Mais quand est-ce qu’on arrive réellement ? Il y en a c’est de suite, ils sont fins prêts pour l’expédition. Parfois je me demande s’ils sont pas déjà venus, ils ont l’air bien au jus. On la leur fait pas à eux. D’ailleurs ils arrivent tellement vite et bien qu’ils finissent par se suicider. C’est des perfectionnistes. Ils veulent tout contrôler. Les savants ça doit être ça, tout comme les champions. Toutes ces stars du domino, on sait bien qu’elles n’arrivent pas comme ça. Que ça existait déjà bien avant, dans une autre vie. Une vie où le domino c’était pas encore ça. Il a fallu tout remettre d’aplomb. Seulement après cette vie aussi parfaite on fait quoi ? M’étonnerait qu’on vous laisse vous la couler douce. Il faut repartir dare-dare au charbon. C’est pour ça qu’ils n’en peuvent plus d’être, les bons. Les meilleurs d’entre nous sont les plus épuisés, prêts à flancher à la première occasion. C’est pas sur eux qu’il faudra compter. C’est tout le contraire. Les plus grands génies seront les plus nuls. Et vice et versa. Vous n’y échapperez pas !

Le père, si. Il a échappé de son vivant à ce cirque. Il était un génie, très certainement. Un génie de la non-intervention. Un casque bleu de la vie de famille sans doute. De la vie tout court. Il n’agissait qu’au cas où toutes les solutions diplomatiques avaient rendu l’âme, comme on dit. Et c’est là qu’il sortait sa phrase favorite : Va te faire cuire un œuf. Lui aussi il arrivait avec lui-même et pourtant cela ne coïncidait nullement. Il lui aurait fallu entendre vraiment ce qu’il disait, comment les murs lui répondaient, ce qu’il foutait entre ces quatre murs de la maison, avec qui il passait cette vie, déjà avec lui il passait sa vie sans vraiment se savoir. Il a dû se savoir à maintes reprises, mais c’était comme une pensée qui tournoyait dans le cerveau, comme le font les feuilles qui tournent et se posent, les fruits des érables par exemple. Mais ce genre de pensée ne se posait pas comme les samares, elles s’envolaient au loin, se transformant en petite fumée, impossible à rattraper. Ou comme quand on souffle pour faire des bulles de savon.

Le père aimait beaucoup le savon, il faisait des sortes de bulles de savon de sa vie, de son existence. Il en avait cure de l’existence. Il aurait pu très vite s’en passer, mais il fallait toujours qu’il s’applique à diverses tâches, comme par exemple se récurer les oreilles. Avec un gant de toilette. Le père je l’associe toujours au gant de toilette dans mon esprit. Il doit y avoir un lien entre le savon (et le gant) et son existence intérieure, comme s’il voulait se récurer de tout ce qu’il avait vu et entendu partout où il allait. Se nettoyer de ce savoir. Dans le bus, par exemple. Il descendait de la rue pour prendre le bus. Il prenait cette voyette que toute la famille connaissait. Il a marché dedans, il est arrivé à l’arrêt de bus maintenant. Je ne l’ai jamais vu faire ça, comme je ne l’ai jamais vu avec ses collègues ouvriers dans ce bus. Je ne suis déjà pas sûr qu’on puisse dire collègue pour des ouvriers. Sans doute des camarades. Camarades syndiqués ! aurait dit la mère. Elle n’aurait jamais voulu qu’il se syndique, des fois que cette funeste décision retombe sur elle. Et puis le soir il n’empruntait pas la ruelle, car il passait à la coopérative, pour remplir le casier de bouteilles. Je l’ai déjà vu remonter la rue avec son casier de bouteilles, ou alors je l’ai plutôt imaginé, à force qu’on m’en parle. Car on me bourrai la tête à cette époque de tous ses faits et gestes. Maintenant je comprends pourquoi il lui fallait du vin, pour tenir debout en dedans. Tenir à l’intérieur de lui-même. Qu’il ne s’échappe pas comme un liquide qui mousse hors du goulot. Ou comme cette petite fumée de bonnes pensées. Des pensées qui le feraient fuir de lui-même, pour enfin se rejoindre. Tandis qu’ici il restait planté, au mitan d’un flot de paroles. Celles de la famille. Celles qui le parlaient sans qu’il ne bronche, ou si peux. I

l fallait si peu parler, mais il le fallait tout de même, pour donner le change, dire Va te faire cuire un œuf. Même les deux mon capitaine ! répondait la mère. Et on en restait là, au moins pour la soirée. Une belle soirée devant la télé. La vie ne délivre rien, me dis-je. Ne donne aucune parole. La vie n’a jamais délivré une vraie parole. Une parole, un flot, la vie c’est comme un flot de parole, nous dit-on. Qui a pu lâcher une ânerie pareille. La vie est une parole qui passe, s’évapore. C’est moins que l’air. La vie file avec l’air. Celui du parler qui n’est rien. On n’accroche rien sur le parler de la vie. C’est comme une toile cirée la vie, on se lance à corps perdu dessus. Comment je peux dire qu’untel ou unetelle a rencontré unetelle ou untel. On sait même pas ce qu’il ou elles se sont dit untel et unetelle. On ne sait rien du dire, d’ailleurs, Et si on le sait cela ne nous dira rien, car c’est un dire qui mène à rien, comme un pet sur une toile cirée. On nous apprend rien d’untel ou d’unetelle. On ne saura rien en dire sur ces gens même en connaissance de tous leurs dires, ainsi que le menu détail de leurs faits et gestes.

Cela m’a aussi toujours inquiété quand unetelle ou untel venaient me dire, Nous avons bien échangé aujourd’hui ! Nous avons eu des propos d’une hauteur invraisemblable, d’une valeur inestimable ! Disaient-ils. A ce moment-là, il est déjà trop tard pour se barricader. Vous n’avez rien vu venir. Vous êtes dans le viseur, paré pour un prochain débat. Le père lui débattait dans sa tête, avec un interlocuteur inconnu de nous tous. Il fumait tranquillement la tête baissée, puis il la relevait souriant, regardait l’horizon. Il livrait des entretiens en lui-même, satisfait d’avoir répondu à tout un questionnaire des plus retors. Il donnait des interviews, livrait ses plus intimes pensées à toute l’assistance depuis son fauteuil situé dans le fond de la pièce, au loin des autres, pour ne pas être perturbé par les bruits de la télé. La nuit il se griffait, sans s’en rendre compte. Le matin sa peau des côtes lui piquait et le lendemain sa femme, au lever, touchait ses croûtes. Qui t’a encore fait ça ! lui disait-elle. Il était dans l’incapacité de répondre, sans doute encore un sombre pigiste mécontent, un de ces interviewers chafouin par ce tête-à-tête avec le père. Le père et ses réponses formulées avec grand soin. Parfois il nous les livrait comme ça, de but en blanc, dans le salon, alors qu’on regardait la télé. Il nous balançait ses réflexions personnelles, tout en s’essuyant les lunettes, comme on jette quelques graines dans le poulailler, pour un peu distraire la bassecour, lui donner une raison d’être, hors de la télé.

La mère disait qu’il ne faisait jamais de fautes, contrairement à ses enfants, toutes et tous dans l’enseignement. Untel professeur de français. Unetelle directrice des écoles. On a même eu un directeur d’usine ! nous confiait la mère. Avec lui on en a eu que des problèmes ! disait-elle, soucieuse. Elle était sur son lit, un vieux lit qui n’était pas un lit. Un canapé converti, comme elle disait alors. Le seul de toute la maison en tout cas, à son grand regret. Le reste étant résolument méfiant au débit de la mère. Un débit plutôt faible malgré tout. Une phrase coup de poing de temps à autre se perdait dans les couloirs de la maison. Un mot-poignard lancé à travers les pièces. Le père connaissait le bon moment pour déguerpir au jardin. Se réfugier en se vautrant dans les rameaux d’asperge. Ou derrière le pêcher qui ne donnait plus. Coincé entre l’arbre et les plaques, il regardait l’horizon en fumant son toubaque.

Il pensait à cet homme qui lui avait parlé un jour, il ne savait plus pour quelle raison. Il ne se souvenait pas de leur discussion non plus, il se rappelait seulement qu’il était de Barcelonette. Et celui-ci, à chaque phrase qu’il prononçait, lâchait toujours un En fait, qu’il prononçait Enfé. Le père n’entendait que ça dans la conversation, car lui il ne disait jamais enfé mais en fait, comme tout le monde, pensait-il. C’est après cela qu’il a eu des doutes. Maintenant il y avait cet enfé de Barcelonette, et peut-être d’autres viendraient ensuite d’un peu partout lui démontrer qu’on prononçait comme on le voulait. En tout cas, plus rien d’autre ne passait entre ses oreilles, à part cet enfé prononcé à chaque début de phrase. Enfé … enfé … enfé… Il confiait tout cela à ses contradicteurs anonyme, ou plutôt ses reporters, envoyés spéciaux quelconques au cœur de sa cervelle. Mes échotiers ! qu’il disait…

La mère aussi avait toute une flopée de correspondants dans sa tête qui voulaient tout connaître d’elle, tout savoir de sa vie, lui arracher la moindre pensées, mais elle était vraiment coriace celle-là. Elle tenait bon. Même pour lui faire avouer sa date de naissance, ses commentateurs pourraient toujours se lever de bonne heure, elle ne révélerait rien. J’ai rien à déclarer ! disait-elle assise sur sa méridienne, avec sa canne à côté. Elle attendait le kinésithérapeute qui venait lui faire des soins tous les jours. Il me fait toujours marcher celui-là ! Elle avait mal quand il la manipulait, alors elle disait : Ça va ! Ça va ! Et le kiné de répondre : Moi ça va, oui, et vous, ça va ? Elle rigolait tout en se tordant de douleurs. Ah là là, quelle peau de vache alors, ç’ui-là ! Elle en riait encore quand elle en parlait.

Il est pas certain que la mère soit arrivée au même moment qu’elle-même sans se poser de questions, même s’il fallait bien qu’elle soit là et pas les deux pieds dans le même sabot. C’est pour ça qu’elle hérite des accidents de voiture, qu’elle hérite de toute la part maudite de celui ou celle qui voit clair dans le réel. Ou qui pense avoir vu. Ou qui n’a rien vu, mais qui a des embrouillaminis avec la vie, avec le réel de la vie. Car c’est la mère qui débrouille tout ça et donc elle hérite de toute la mélasse des problèmes modernes.

Et donc un jour on lui broie les jambes, pour les besoins de sa plongée dans le réel des vivants. Elle a eu un accident de voiture, une R5. Le père était pas là, le père était en train de butter les asperges. Il butte et il pense. Il fait parler les machines en dedans de lui. Il se voit en lui en train de parler pendant qu’il butte au dehors. Il voit un type attablé qui parle devant un micro et c’est lui-même. Le type qui est lui parle au journaliste de la jouissance du parler. Il a été invité à un colloque pour faire marcher son parler-déroulé. Le parler tout fou qu’on déroule dès que dehors on agit sur les pommes de terres ou les asperges. Il pense en marchant, en tendant ses cordons au dessus des futures plantations, en marchant avec ses bottes au dessus des trous de terre. Il pense en reniflant tout en allant dans la baraque à outils. Il pense en retournant les mottes. Ses bottes écrasent les mottes. Il pense à ça. À la jouissance. La jouissance du parler. Jouir c’est parler, dit-il, c’est-à-dire lire, c’est-à-dire s’instruire, c’est-à-dire échouer. Et par dessus l’échec il y a la jouissance interdite, il faut jouir un peu après avoir tout su et être mort de cela. On est mort d’avoir trop su, dit le père, et il faudrait jouir dans le parler de suite sans interrompre rien de la machine à penser. Car la machine à penser se déroule de suite, il n’y a pas d’interdit, qu’il dit. On peut penser sans rien s’interdire, On jouit, On jouit de pas savoir de quoi ou de qu’est-ce, Alors on écrit, Et alors on trouve ça lent. C’est très lent pour jouir. Il faut des siècles de presque jouissance pleine de poussière, pleine et entière dans la poussière. Il faut des siècle à mettre tous les jours ses binocles pour lire tous ces jouisseurs intempestifs et alors tout devient triste. Tout est triste et j’ai lu tous les livres, disait le père il y a un siècle. La mienne chair et la chair mère. La même chierie de la chienne chair. Tout est devenu si peu gai, dit-il, si on y pense. Alors il faut dérouler la machine à parler intérieure qui écrase les siècles, et enfin se libérer de la parole. Enfin parler pour ne rien dire, dit le père, le temps qu’ils nous voient pas faire. Même les jouisseurs du parler, si vous les rencontrez, vous vous dites de suite Ça c’est des logiciens, des raisonneurs rigoristes. Des pas rigoleurs et plein de rigueurs. Ça c’est des gens qui veulent surtout pas que ça se sache. Et ça, se savoir qui se veut pas su, ça se fait en groupe, dit­-il. Mais dans des groupes archi-divisés. Des groupes d’une famille qui jamais ne s’entendent oh là là, non ! dit-il. Vous pouvez même pas jouir à deux, alors qu’ils organisent des partouzes textuelles ! C’est à n’y rien comprendre, dit le père. Ils vous invitent à penser, en colloque, c’est-à-dire à dérouler la machine à perte, la parole peau-de-balle et peau-d’lapin, ils veulent ça mais après ils chaussent leurs binocles et vous renvoient dans les buts avec des phrases.

Les phrases ce n’est pas le parler. Les phrases c’est buter le parler. C’est la construction de l’université dans du parlant. L’université c’est-à-dire la science, C’est-à-dire : vous, vous êtes des ânes ! Vous avez un bonnet d’âne et on vous a refilé la bobine à débobiner pour que vous vous teniez tranquille, comme quand les parents discutent avec les invités et que vous, enfant, vous vous endormez. Vous écoutez les paroles incompréhensibles et vous vous endormez dedans. Comme un enfant. Vous êtes enroulés dans le parler. Vous êtes bercés par le doux roulé-boulé du langage. C’est là que vous avez rien compris de la poésie, mais du langage. La langue qui veut au fond jamais rien dire et qu’on n’en fera rien, sauf si on fait se dérouler la bande des machines à parler-jouir. Voilà ce qu’il répond le père à son interlocuteur imaginaire. Tandis que la mère est partie buter les platanes.

Elle avait passé un pacte avec les mots.

La mère un jour elle se réveille, elle a vingts ans. Elle a rêvé avoir fait un pacte avec les mots. Les mots filaient, incompréhensibles. La mère avait lu des livres, mais sans passer de contrat, juste pour enfiler les mots, engloutir des phrases sans rien savoir. Et un jour, le jour de ses vingts ans, elle en a eu marre. Elle lisait des biographies, des choses sensées, tout ça qui un jour finit en fumier, quand un autre revoit les choses et tout ce que vous avez lu alors est perdu. Tout ce que vous croyiez alors, tout ça part en eau sale dans les égoûts, vous pouvez plus rien en faire. Vous n’avez plus rien sur quoi vous raccrocher. C’est pour ça que j’ai passé un pacte secret, dans le plus profond de la nuit, avec les mots. Sinon je me suicidais, tout au moins je demandais aux esprits de m’enlever, ne plus apparaître ici bas, m’en aller au loin, durant la nuit. Ne plus respirer si je ne sentais pas le poids de chacun des mots que je lisais. Ne jamais rien faire défiler sans tout prendre en dedans, sans me charger de cette somme de science qu’il y a dans chacun des mots que je lis. Si ça ne marche pas, qu’on m’emmène au loin, qu’on me perde ! Elle pensait ça, elle avait vingt ans. Maintenant la mère a compris qu’aucun pacte ne pouvait se passer, elle parlait juste à ses esprits qu’elle avait en dedans. Elle ne parlait pas vraiment, elle sentait par les humeurs, les fluides, les essences. Elle se pensait en coulant hors de la tête pour trouver tous les pores, pour les sentir de part et d’autre de l’épine du dos, en comprenant ses jointures. Elle se répandait en sa masse comme une semence, elle traversait son sang avec les esprits qui passaient du coeur à la tête. Elle se poursuivait ainsi, en fermant les yeux. Elle voyait des formes, car en fermant les yeux on voit toujours des formes, grâce aux choses luisante de la tête. Ce sont mes esprits qui viennent au regard, quand je serre les poings, quand je ferme fortement ma tête, tout cela revient dans l’oeil. Il y a ces petites formes qui aparaissent et disparaissent, ce sont ces évanouissements que je poursuis, lentement, dans le silence des esprits. Je les vois prendre le chemin de ces nerfs en la semence mienne. Ils ont pris leur cours vers les parties intérieures, à cause que les extérieures étant pressées par la superficie de la matrice, n’ont pas eu des passages si libre pour les recevoir. Je vois tout cela depuis mes yeux fermés, sans la pensée qui gicle depuis les branches des artères. Mes deux orbites ont trouvé ainsi plus de liberté sur le devant de la tête. C’est pourquoi qu’avant d’en être sortis, quelques­-uns des esprits se sont séparés des autres sans être pour cela de diverse nature, un peu comme des particules dans le cosmos il y a aussi les particules des esprits qui excèdent en grosseur dans leurs propriétés aériennes, et tout cela trace un chemin dans les nerfs qui se rendent aux muscles des yeux, des tempes et autres endroits voisins. Chemins de nerfs qui mènent aux gencives, à l’estomac, aux intestins, au cœur, aux peaux des autres plus intérieures, dans des parties qui se forment après nous. Car : Après nous le déluge ! aimait-elle répéter à tout l’entourage.

Elle avait eu un accident terrible avec sa R5 il y a quelques années, sa voiture s’était retrouvée dans une autre rue à cause du choc. Les gendarmes ne comprenaient pas comment elle avait fait pour se retrouver là, après s’être pris une camionnette en pleine face sur la route principale. Celui-ci avait doublé un camion à toute allure dans un village et s’était retrouvé devant la R5 de la mère qui a fini par voler de ses propres ailes dans les airs cambrésiens. Ses jambes avaient été écrabouillées. Maintenant ça revenait, lentement, grâce aux broches dans les os et les séances de kiné, et aussi cette volonté qu’elle avait toujours eu de vivre, la vitalité obstinée de cette cabocharde de mère prêtait à l’admiration, ou bien forçait la confusion, comme disait le père qui ne s’y retrouvait plus dans les expressions. Le père, lui, n’aurait jamais pu subir tout ça, malgré sa force. Parfois les poignées de porte lui restaient dans la main, certes. Il sortait par n’importe quel temps et n’était jamais malade, oui. Mais ce n’était pas une machine increvable comme elle. Un jour, elle a dit à untel de ses fils : Fais la liste des jouets que tu veux, on va gagner des millions ! Les enfants avaient été au tribunal assister au procès, personne n’a rien compris. Tout le monde est reparti se tasser dans la voiture avec le père. Le dernier des garçons a demandé : Et ma liste de jouets alors ? La mère ne répondait plus à rien, elle restait parfois bouche bée, percevant certains signaux dans sa tête. Maintenant cependant elle pouvait reconduire, enfin ! Alors les débats reprenaient, se déplaçant à saut et à gambade, comme avait dit le père en riant un jour, sur les petites routes autour des pâturages, au retour des commissions.

Le père la mère, cette maison qui les abrite, comme toutes ces maisons familiales, construites en rang d’oignon dans chacune des rues, certaines plus grosses avec les deux pavillons accolés. De grosses maisons rougeaudes, toutes bordées de thuyas et entourées de cailloux carmin ou d’allées au béton brut. Du thym dans ces pots au métal rouillé. Ces jardinets moribonds entourés de bordures de ciment, comme on en voit partout. Le père la mère, cette maison où tombe une pluie noire, comme dans tous les villages alentours, avec un pin en face, celui du boucher du village, trop maigre et toujours près à s’affaler sur nous, puis cet autre au loin, bien feuillu, avec sa demie portion à ses côtés, car la moitié du second a été emporté par la foudre. Pourquoi je m’exerce ainsi à penser, se dit le père. Pourquoi suis-je tant travaillé par la pensée, à me demander quels sont les mots qui conviennent à chacune de mes phrases ? Je bute sur chacune, comme quand untel de mes fils saute d’un rocher à l’autre pour cueillir des moules et qu’il dérape dessus. Il est tout griffé aux jambes, je lui demande pourquoi il fait ça. Il n’en fait jamais d’autres. Il est une bise qui encercle les masures vides de leurs habitants dans ce hameau où le soir on entend rien sauf le vent. C’est pas encore cette fois qu’on verra les étoiles, dit la mère en se penchant à la fenêtre pour fermer les volets de leur chambre. Sur les bords de l’Escaut, l’air retombe en bruine sur les feuilles : On ira manger des tartines à l’abbaye des trappistes et boire une Chimay bleue !

Il est flic, texte publié sur le site des éditions JOU

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les petits mots

Le problème, dit mon père

Le problème, dit mon père, c’est que le théâtre fige tout. Le théâtre est une sorte de commercialisation de la pensée et de la poésie. Le théâtre, dit mon père, ce n’est pas interroger réellement les gens qui ne sont pas là. Ceux quine sont pas venus au spectacle ne sont pas interrogés. Et c’est là le drame, dit mon père. Le drame théâtral se noue dans le fait qu’il fige la représentation. Il interprète la pensée, la poésie, les actes, la vie. Interprétation = mensonge, dit mon père. Que font ceux qui sont rentrés voir le spectacle ? Comment sont-ils rentrés ? Pourquoi il y a tous ces gens dehors ? dit mon père. Pourquoi les gens dehors ne sont pas rentrés ? Comment sont les gens dehors ? Sont-ils pareils lorsqu’ils sont rentrés ? Pourquoi sont-ils rentrés et comment et qu’ont-ils avec ceux de dehors ? Avec ceux quine sont pas rentrés ? Ce ne sont pas du tout les questions du théâtre, dit mon père. Ou alors ce sont des questions que nous allons traiter avec une voix spéciale et un décor tout spécial. Avec toute la spécialité lumineuse du théâtre et avec toute la spécificité spéciale de la représentation des corps, des gestes et des paroles spéciaux de ces corps, dit mon père. Et que nous allons même dire «tout ça c’est du corps», c’est-à-dire un pousse-à-l’entassement. Comme du «pousse-au-vice». Ou «pousse-au-crime». Tout ça c’est déjà des formules d’entassement et de mise en bière pour la vie et la pensée, dit mon père. Tout le théâtre renferme en lui seul ce qui est contre la vie. Car il n’interroge pas du tout ce qui ne foutra jamais les pieds dans son théâtre. Tout ce qui ne fout pas les pieds dans le théâtre est simplement la vie, dit mon père. Le spectacle rentre. Les spectateurs rentrent. Tout le monde est rentré sauf le plus important, c’est-à-dire la vie. Alors tout théâtre devrait déjà faire avec le vide de la vie, dit mon père. La vie devrait être sa cible manquante, son spectateur inerte, son public impossible et toujours absent et il devrait arrêter avec ses formules fausses, ses formules qui chassent la vie à pleines mains. Il n’y a pas de vie qui passe dans le théâtre, dit mon père. Il n’y a que des formules d’entassement à pleines mains et de la technique plein la vue. Même le noir est une technique pour nous en foutre plein la vue, dit mon père. Je n’ai rien contre la technique cependant. Seulement, la technique dépasse les techniciens. Car les techniciens oublient que la technique est plus vieille que le plus vieux des techniciens. Tout comme la technologie, dit mon père. Les technologues s’imaginent que nous sommes encore dans un devenir technologique. Alors que c’est à partir du moment où l’homme arrête d’être singe qu’il est dans son devenir technologique. Les machines ont le mérite d’emboucaner l’intime. L’intime fait gros bruit grâce aux machines et non grâce au beau grain de voix de l’acteur. Il vaut mieux être un beau grain de fille qu’un beau grain de voix, dit mon père. La voix passe par les oublis de la bande et par les trucages les plus divers pour discerner mieux. Mieux dire et cerner soi par la bidouille. Mais est-ce vraiment important de vivre ces passages à la bidouille, dit mon père. Car ce qui reste de l’artiste est bien souvent son passage dans la forme. Son passage à la forme est son passage par les armes. Il faut passer aux armes les comédiens, dit mon père. Avant qu’ils nous en foutent plein la vue. Car le théâtre ne sait dire que les absents ont toujours tort. Alors du coup c’est le contraire, dit mon père. C’est le théâtre qui a tort et les absents qui ont raison de s’absenter.

 

In Comprendre la vie p.184 à 187

POL, 2010.

RACONTERIES chez ABRUPT, parution le 15 mai 2025.

Dans la voix, la langue résiste à la littérature. Par cette manière de retourner la table du sens, la voix déploie tout ce qu’elle ne peut pas et l’offre négativement à qui sait l’entendre. Avec l’incertitude de l’onde sonore qui se fracasse. Des interstices qui se veulent continents. Tendre l’oreille et observer le signe brut, creux. Lui cracher à la figure. Cracher à la figure d’un signe, c’est comme cracher à la figure d’un fantôme. C’est un geste qui nous traverse plus qu’il ne traverse le monde. Jusqu’à faire perdre toute figure, toute fixité aux choses. Toute fixité à l’intérieur des choses. Par cette langue qui va au réel, et revient jusqu’au-dedans de nous pour libérer de l’espace. De l’espace pour une dialectique du dedans et du dehors. De soi et des mots. De soi et des morts. Et laisser entendre quelques raconteries qui montent comme des vagues et s’élancent — vers nos oreilles ? — en pétillant.

https://abrupt.cc/charles-pennequin/raconteries/

antilivre

Trognes de mots, Capses réalisées par Gilles Olry & Charles Pennequin

Le 16 avril 2025, à la galerie El Taller treize, à Ille-sur-Têt, durant le festival l'Illa dels poetes d'André Robèr, il y aura la présentation d'une boîte ("capsa" en Catalan) intitulée Trognes de mots, faite par Gilles Olry & Charles Pennequin et regroupant des dessins & peintures originaux, essentiellement de Gilles mais aussi quelques "binettes", dessins de profils, ainsi que des textes sur des papiers "fumier d'âne", "écorce de mûrier", papier de riz ou Aquari plantable ou d’herbes de l’étang (également trois tapuscrits originaux sur papier triplicopiant). Est inclus aussi un fanzine réalisés par les deux artistes (en tout il y a environ une vingtaine d'oeuvres réalisées dans chacune des capses - 16 en tout - numérotées et signées). Lire ici le descriptif des capses, une collection initiée par Esteve Sabench et André Robèr. sur le site Paraules.

 

Gilles Olry :

Smack M/M on canvas 130x130cm (image sur le site de l'artiste, https://www.gillesolry.com/)

smack

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menus poèmes

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Gianna je t'aime ich liebe dich kenne nichts liebe nina hagen etc

Je t'aime. Je n'arrive pas à y croire. Toi tu y crois. Moi je sais que j'ai un amour total mais il m'échappe. Il part sous la main. Il va sous le cœur, comme un rat sous la gazinière. On voit sa queue qui dépasse. Une grosse queue d'amour que je n'arrive pas à dissimuler. Je t'aime avec mon gros rat dans la grande maison abandonnée. C'est une demeure où il y avait les éclaireurs. Et toi tu m'aimes follement aussi, dans ton blockhaus. Tu me tires dessus depuis les meurtrières. On est tous les deux prêts à se canarder. On a nos munitions. On est parés pour l'amour, dans nos tranchées, à poireauter une prochaine charge. La future invasion amoureuse.